Entretien croisé autour de deux visions de la profession et de son avenir, celle de Grégory Cunningham, jeune médecin spécialiste, et celle de Jesus Arroyo, généraliste qui a vu défiler plus d’une réforme.

Comment et pourquoi êtes-vous devenus médecins?

Dr Jesus Arroyo (JA) – Je crois qu’il est difficile de savoir pourquoi on fait certains choix quand on est jeune. Mais pour la médecine, je pense qu’au début, il y a tout de même cette envie d’aider, de devenir une sorte de Saint-Bernard ! Mon parcours personnel a été original. J’ai commencé au Pays-Basque et c’est la situation politique instable qui y régnait alors qui m’a amené en Suisse. D’abord infirmier à l’Hôpital psychiatrique de Prangins puis à l’Hôpital de psychiatrie de Bel-Air, j’ai ensuite repris des études de médecine à Genève. Cette initiation par la voie infirmière a été centrale dans ma conception de la profession : elle m’a appris l’humanité dans ma relation avec les malades et dans la gestion des équipes soignantes et le respect du travail de chacun.

Dr Grégory Cunningham (GC) - Mes parents sont médecins, mais je me prédestinais à une carrière de pianiste. C’est surtout pendant mes dernières années de maturité qu’est née une fascination pour le fonctionnement du corps humain. Je me suis donc lancé dans des études de médecine. Ce n’est qu’en étudiant et en pratiquant la médecine qu’elle est devenue une vocation, particulière- ment la chirurgie orthopédique et notamment de l’épaule. J’y ai retrouvé un côté concret et créatif, tant dans l’aspect pratique du métier qu’au travers de la recherche scientifique.
 

On entend souvent que les jeunes sont moins motivés qu’avant... Qu’en pensez-vous? Le métier et les personnes qui l’exercent ont-ils changé?

GC –Socrates se plaignait déjà du manque de motivation de la nouvelle génération, il y a plus de 2000 ans, et le monde fonctionne toujours. Je conçois par contre qu’il y ait une certaine démotivation pour la médecine dans les nouvelles générations, car le métier du jeune interne devient de plus en plus ingrat. Les heures supplémentaires sont théorique- ment plus contrôlées et mieux compensées, même si cela reste en pratique discutable. Mais la déresponsabilisation et la charge administrative sont en augmentation, même s’il y a paradoxalement de plus en plus d’administrateurs. Ce qui est sûr, c’est que cette charge éloigne de plus en plus le médecin du patient. J’estime qu’un interne passe en tout cas 70 % de son temps à faire du travail administratif sous formes diverses. Les procédures administratives deviennent également un véritable fléau pour la recherche. Soumettre un protocole d’étude simple devient parfois plus long et difficile que la réalisation de l’étude elle-même.

JA – Je pense aussi que la médecine est devenue plus bureaucratique. On vit dans une société malade de certitudes et d’assurances en tout genre. Il faut sans cesse remplir des formulaires, on se cache derrière un ordinateur plutôt que de passer du temps avec le patient. C’est dommage parce que cette relation constitue la base de notre métier. Mais il est difficile de lutte contre cette évolution sociétale qu’on voit un peu partout. Le monde devient managérial et la médecine aussi : on soigne en équipe, on délègue et, en conséquence, les responsabilités se diluent. Le problème est que le travail en équipe est devenu un but en soi plutôt qu’un moyen.

Comment voyez-vous la relation médecin-patient dans votre pratique quotidienne?

GC – Le patient a aujourd’hui un accès à l’information médicale extrêmement facilité par les medias, surtout internet. C’est fascinant de voir ce que savent les patients sur leur santé et comment, souvent, ce savoir facilite la communication. De plus en plus de patients viennent me voir avec des questions spécifiques sur le type de matériel qui va leur être implanté ou la technique que je vais utiliser pour réparer leur coiffe des rotateurs, etc. Certains ont même déjà visionné en ligne des vidéos de la procédure. Bien sûr, le phénomène peut être à double tranchant, en nous mettant dans une position de simple prestataire de service. Il peut favoriser un tourisme médical, le patient consultant de multiples médecins jusqu’à ce qu’il obtienne le traitement qu’il estime être le bon. À nous de savoir où et quand placer la limite. Il existe par ailleurs une pléthore d’informations erronées qui peuvent le dérouter. Et surtout établir un partenariat avec nos patients. Mais je reste plutôt optimiste par rapport à ce changement de paradigme de la relation médecin-malade.

JA – Pour ma part, je trouve que les patients sont devenus beaucoup plus exigeants ! Il faut maintenant répondre par e-mail (j’ai trois adresses...), par téléphone et WhatsApp qui vous suit jusqu’aux toilettes ! Il ne s’agit pas de nier que la technologie a amené de véritables progrès, y compris dans les possibilités de formation continue des médecins. Mais elle a aussi des travers. Elle est censée donner plus de compétences au patient, pour le placer au « centre » du processus décisionnel, comme le martèle la théorie du moment. C’est une intention louable. Mais avant, le patient était « l’intérêt », tout simplement. L’idée d’en faire le « centre » est venue plus tard. Mais avec les dérives du « travail en équipe » et ses contraintes le rapport direct avec le patient passe souvent au deuxième plan.

Êtes-vous inquiets pour l’avenir de la profession?

GC – Je pense qu’il y a de quoi se montrer inquiet. Le caractère libéral de notre profession est de plus en plus menacé. Nous sommes dans une période de restrictions budgétaires à tous niveaux, et les médecins sont des cibles faciles, car trop occupés et désunis pour efficacement défendre leurs intérêts communs, contrairement aux entreprises pharmaceutiques ou aux assurances. Si nous voulons rester des interlocuteurs à pied d’égalité avec le lobby des assurances, des cliniques et des hôpitaux – sans parler d’un conseil fédéral de plus en plus interventionniste – nous n’avons pas le choix : nous devons nous solidariser.

JA – Je ne suis pas inquiet, mais l’avenir de la médecine sera celui que les médecins voudront qu’il soit ! C’est eux qui ont le pou- voir, la votation sur les réseaux l’a montré. Mais pour cela, il faut être d’accord de travailler ensemble et de financer des structures professionnelles pour nous défendre politiquement. Or ce qui est inquiétant, c’est qu’il existe aujourd’hui une concurrence malsaine entre les médecins. Quand le corps médical est attaqué, tout le monde monte au front, certes. Mais au-delà de ces actions collectives d’éclat, la profession manque de cohésion et se livre une guerre fratricide entre les « ego » et la question de la rémunération de chaque spécialiste. Il faut que les médecins prennent conscience que leur force ne pourra s’exercer qu’en mettant leurs énergies ensemble. Ce sont eux qui détiennent la clef pour remodeler leur métier et imposer leur vision d’une pratique médicale professionnelle et équitable pour tous. L’évolution actuelle de notre métier est certes complexe mais jamais je n’ai regretté pratiquer ce métier.